Dans le concert assourdissant du progrès technologique, une douce mélodie berce nos consciences : celle de la neutralité. On nous assure que la technologie, simple outil, est dénuée de biais, un miroir fidèle reflétant nos désirs et nos ambitions. Mais derrière cette façade immaculée se cache une réalité bien plus complexe, voire franchement inquiétante. La neutralité technologique est-elle un mythe habilement orchestré pour masquer l’ascension d’un nouveau pouvoir, celui de la machine elle-même ?

Il est crucial de comprendre ce que l’on entend par ‘neutralité technologique’. Concept souvent invoqué dans les débats sur la régulation d’Internet, il stipule que les fournisseurs d’accès (FAI) devraient traiter tous les flux de données de manière égale, sans discrimination ni préférence. En d’autres termes, pas de favoritisme pour les sites web qu’ils apprécient, ni de ralentissement délibéré pour ceux qu’ils désapprouvent. Cette vision, en apparence louable, s’étend à l’ensemble de l’écosystème numérique : les algorithmes, les plateformes, l’intelligence artificielle sont présentés comme des instruments objectifs, des arbitres impartiaux.

Or, cette objectivité est illusoire. Les technologies sont le fruit de choix humains, de décisions d’ingénieurs, de stratégies d’entreprises. Chaque ligne de code, chaque architecture logicielle, porte l’empreinte de son créateur, ses valeurs, ses préjugés, conscients ou non. Prenons l’exemple des algorithmes de recommandation, omniprésents sur les réseaux sociaux et les plateformes de streaming. Ils sont conçus pour maximiser l’engagement de l’utilisateur, quitte à le piéger dans des bulles de filtres, en lui proposant sans cesse du contenu similaire à ce qu’il a déjà consommé. Est-ce neutre de renforcer ainsi les biais de confirmation et de limiter l’exposition à des perspectives divergentes ? Absolument pas. C’est un choix délibéré, motivé par des impératifs économiques.

L’intelligence artificielle, souvent présentée comme l’incarnation ultime de la neutralité, est particulièrement problématique. Les IA sont entraînées sur des ensembles de données massifs, qui reflètent les inégalités et les stéréotypes de la société. Si les données d’entraînement sont biaisées, l’IA le sera aussi, reproduisant et amplifiant ces biais à une échelle sans précédent. Pensez aux systèmes de reconnaissance faciale qui discriminent les personnes de couleur, ou aux algorithmes de recrutement qui favorisent les hommes. Ces exemples illustrent cruellement les dangers d’une confiance aveugle dans la neutralité technologique.

Mais le problème va plus loin. En déléguant de plus en plus de décisions à des machines, nous risquons de perdre notre capacité à penser par nous-mêmes, à remettre en question les choix algorithmiques. La machine devient alors notre nouveau seigneur, dictant nos comportements, nos opinions, nos désirs. Cette aliénation technologique est d’autant plus pernicieuse qu’elle s’opère sous le voile de la neutralité, nous laissant croire que nous sommes libres et autonomes, alors que nous sommes de plus en plus dépendants des technologies qui nous entourent.

Il est temps de déconstruire ce mythe de la neutralité technologique. Cela ne signifie pas rejeter la technologie en bloc, mais plutôt développer un esprit critique, interroger les choix qui la sous-tendent, et exiger plus de transparence et de responsabilité de la part de ceux qui la conçoivent et la déploient. Il en va de notre liberté et de notre capacité à rester maîtres de notre destin dans un monde de plus en plus façonné par les machines.

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